La neuro-philosophie et le transhumanisme

La neuro-philosophie et le transhumanisme

La neuro-philosophie et le transhumanisme

By Professor Nayef Al-Rodhan , Director of the Geopolitics and Global Futures Department

L’histoire de l’humanité est celle de l’amélioration personnelle et un aspect de cette histoire est la recherche de la satisfaction neurochimique. À l’exception de rares cas de maladie mentale où le comportement lié à la recherche du plaisir est inexistant, la plupart des gens, la plupart du temps, recherchent un état de satisfaction. Comme la poursuite du plaisir est la  « norme », la recherche médicale a trouvé des moyens de soutenir les patients dont les circuits neuronaux et neurochimiques pour le comportement lié au besoin de satisfaction ont été affectés. Cependant, au cours des dernières décennies et surtout au XXIe siècle, la pharmacologie, les interventions génétiques et la technologie biomédicale ont trouvé des solutions pour augmenter la satisfaction neurochimique bien au-delà des besoins thérapeutiques. Le débat sur l’humain « amélioré » est devenu de plus en plus à la mode récemment étant donné que la réalité de « l’homme augmenté » est sérieusement prise en compte pour l’avenir du travail, de l’éthique, du militaire et de la guerre

L’ « augmentation humaine » diffère des interventions médicales thérapeutiques de manière fondamentale. Le concept renvoie à l’utilisation de technologies innovantes pour augmenter ou améliorer les fonctions et les capacités humaines au-delà du remplacement de groupes cellulaires  ou d’organes dysfonctionnels. L’augmentation humaine, par conséquent, n’a pas pour objectif de réparer, guérir ou remédier à des fonctions perdues, mais d’améliorer les capacités cognitives ou physiques d’individus en bonne santé. 

Les médicaments psychostimulants tels que l’Adderall, couramment prescrits pour traiter de troubles tels que le déficit de l’attention avec hyperactivité et la narcolepsie, sont de plus en plus répandus sur les campus des universités et dans le milieu professionnel afin d’augmenter la concentration et les compétences liées à l’organisation et à l’apprentissage. D’autres méthodes non-pharmacologiques pour le renforcement cognitif comprennent des techniques de stimulation du cerveau avec l’électricité. À titre d’exemple, on trouve la stimulation magnétique transcrânienne, qui consiste à appliquer une bobine magnétique au-dessus d’une partie du cerveau et qui dispense des impulsions magnétiques dans la région du cerveau sous le crâne ; elle est considérée comme une méthode assez peu coûteuse pour renforcer les connaissances et l’apprentissage chez les adultes. Les scientifiques, toutefois, nous mettent en garde contre les effets indésirables sur la santé et recommandent la plus grande prudence, surtout pour les jeunes utilisateurs dont le cerveau est encore en train de se développer. Ces avertissements arrivent peut-être déjà trop tard étant donné que des kits d’augmentation qui promettent un apprentissage rapide, le soulagement de la douleur, une productivité accrue et une diminution du stress sont maintenant disponibles à bas prix sur l’internet. Leur publicité est à des fins cliniques, mais aussi en vue d’objectifs d’augmentation humaine et d’un usage pour les loisirs. 

Depuis 2013, lorsque le premier dispositif de stimulation à courant continu transcrânien (tDCS) grand public a fait son apparition sur le marché, une douzaine d’autres compagnies ont commencé à vendre des produits similaires, à des prix aussi bas que 40 dollars pour certains des kits de base qui comprennent des câbles, des électrodes et des bandeaux, que le client peut alors assembler chez lui. En dépit de l’incertitude qui continue de peser concernant à la fois l’efficacité et les implications pour la santé, le marché et l’intérêt pour l’augmentation humaine ne cessent manifestement de croître. En outre, si on se fie au développement que nous avons pu constater au cours des dernières décennies dans d’autres technologies, les neurotechnologies et les dispositifs implantés pour la neurostimulation et l’augmentation physique sont en passe de devenir plus efficaces et puissants, et ce de manière exponentielle. De sorte que tout ceci nous confronte à de nombreux dilemmes d’ordres éthique et philosophique.  

Je souhaiterais brièvement mettre en évidence quelques-unes des préoccupations d’ordre éthique qui sont liées à l’augmentation des performances de l’être humain et m’attarder plus particulièrement sur cette question du point de vue de la neuro-philosophie.  

Deux des objections principales que l’on peut soulever à l’égard des technologies de l’augmentation sont liées à l’équité et à l’authenticité. Les interventions en vue d’augmenter les capacités cognitives et physiques sont souvent considérées comme des comportements déviants par rapport à ce qui est « naturel » et aux règles coutumières. À l’exception notable d’une utilisation pour les sports ou le militaire (où les questions d’éthique relèvent en quelque sorte d’un autre ordre), les réussites obtenues grâce aux techniques d’augmentation sont considérées comme n’étant pas méritées ni dignes d’éloge. De plus, elles peuvent même contribuer à renforcer l’écart entre les nantis et les démunis étant donné que les formes d’augmentation humaine les plus chères et les plus radicales sont d’abord à disposition des classes les plus aisées de la société. 

Cette préoccupation est légitime, bien qu’elle mérite une réflexion plus approfondie. Dans bien des cas, un système à dessein méritocratique serait certainement compromis par des procédés techniques d’améliorations humaines. Cependant, le tableau complet des implications mérite une discussion plus nuancée. Comme d’autres l’ont souligné dans ce débat, si l’on considère que « gagner » quelque chose implique un dur labeur et un sacrifice, on pourrait alors très bien prétendre que la personne qui achèterait des produits en vue d’une augmentation aurait peut-être aussi travaillé d’arrache-pied pour se les offrir. De plus, la question de l’« iniquité » serait-elle toujours valable si l’individu augmenté devait réaliser une action procurant un grand avantage à la collectivité, telle que celle de défendre d’autres personnes contre des crimes de manière désintéressée ? Pourrait-on aussi parler d’« iniquité » dans le cas d’un étudiant issu d’un milieu modeste, vivant dans la précarité, et se trouvant dans l’obligation d’avoir plusieurs emplois pour financer ses études, qui prendrait des drogues pour améliorer sa performance afin d’apprendre plus rapidement et rattraper le temps qui ne lui est pas disponible pour étudier mais qui serait utilisé pour travailler au bénéfice des autres ? Si nous reconnaissons les problèmes d’immobilisme social et de marginalisation, peut-on encore estimer contraire à l’éthique le fait d’utiliser des outils d’augmentation dans la mesure où ceux-ci sont considérés comme une forme de malhonnêteté ? Dans leur application à des contextes particuliers, les dimensions éthiques de l’augmentation humaine peuvent s’avérer moins tranchées.

La question de l’authenticité est une autre source d’inquiétude. Comme nous agirons, travaillerons, vivrons et déciderons désormais sous l’emprise de puissants neuromodulateurs, la question de l’authenticité occupe le devant de la scène. Le besoin d’authenticité fait partie inhérente de l’existence humaine et nous apprécions les expériences naturelles d’habitude davantage que celles que l’on pourrait qualifier d’« artificielles ». En outre, dans la culture américaine, il existerait deux idéaux puissants selon C. Elliott, mais qui se trouvent être en compétition : l’idéal d’autocréation (qui implique peu ou pas de contraintes) et l’idéal d’authenticité (qui comprend certaines contraintes, telles que celles de ne pas oublier ou même de nier ses racines).

Certaines personnes pourraient percevoir les augmentations humaines comme des catalyseurs ou facilitateurs du projet de création de soi. Cependant, C. Elliott prétend que les augmentations humaines sont un obstacle à ces idéaux dans la mesure où elles modifient en fin de compte certains aspects de notre identité. D. DeGrazia revient sur ces différents points en répondant que cette préoccupation est mal placée ; il se demande ce qui pourrait poser problème au niveau moral dans le fait de changer des caractéristiques « essentielles » de la personne si celle-ci consent de manière autonome à leur changement ? Il soutient que l’idée selon laquelle la « véritable » identité d’une personne serait intangible est quelque peu romantique et fait valoir qu’il est peu probable que les caractéristiques qui sont modifiées par les technologies de l’augmentation soient considérées par ailleurs comme inviolables. Ces caractéristiques, telles que les capacités à penser, décider, communiquer etc., sont de toute façon susceptibles d’être modifiées à travers d’autres choix. 

Une explication neuro-philosophique de cette question, toutefois, argumenterait plutôt différemment. Si dans des formes modérées, certaines augmentations humaines pourraient être admises sans conséquences graves pour la société (ou pourraient même présenter certains avantages), un usage généralisé des technologies pour augmenter les performances est très problématique en raison de deux facteurs : les dangers inhérents à l’abus et qui conduiront à un cycle de demande pour des interventions de plus en plus abusives et considérables. Les excès en tout genre, et particulièrement sous la forme d’augmentations humaines qui apportent un trop-plein de satisfaction, sont l’expression de l’hédonisme et, compte tenu de notre nature, menacent notre humanité à long terme. 

Mes préoccuptions ici ne sont pas seulement d’ordre philosophique, mais également sociales et existentielles. Les conséquences sociales et légales de ces excès ne tarderont pas à se manifester et le classement de personnes comme étant inférieures (qui n’ont pas été augmentées) et supérieures (augmentées) pourrait bien devenir un résultat indésirable – mais en définitive irrépressible. Notre nature et notre composition neurochimique nous prédisposent à la recherche quasi aveugle, et coûte que coûte, de la satisfaction neurochimique. Ceci nous expose à de grands risques par rapport aux technologies liées à l’augmentation humaine. 

Les dilemmes d’ordre éthique relatifs à l’iniquité ou au manque d’authenticité mentionnés ci-dessus, peuvent à juste titre être envisagés de manière plus nuancée, mais ces discussions ne prennent pas en considération certaines prédilections neurochimiques dans la nature humaine. Les augmentations humaines telles qu’elles existent aujourd’hui ne devraient pas être le seul point de référence dans ce débat alors que nous devons également examiner la croissance inévitable et exponentielle de ces technologies ainsi que la raison pour laquelle il nous sera de plus en plus difficile de résister à une transformation par leur intermédiaire.

Le cerveau humain est préprogrammé pour bien se sentir, éviter la douleur et rechercher le plaisir. Les preuves manifestes des neurosciences font ressortir cinq motivateurs décisifs puissants de l’action humaine que j’ai nommés précédemment les neuros P5 : le pouvoir, le profit, le plaisir, la fierté et la permanence (« power », « pleasure », « profit », « pride » et « permanency » en anglais) (à savoir, assurer notre survie et prolonger la vie). Si une technologie voit le jour qui peut augmenter un, plusieurs ou tous ces motivateurs, nous rechercherons inévitablement et de manière irrésistible cette technologie. Dans la mesure où les technologies d’augmentation humaine deviennent de plus en plus répandues et efficaces, il nous sera toujours plus difficile de résister à la tentation d’adopter ces technologies, même si cela devait s’avérer contraire à notre intérêt à long terme. C’est la raison pour laquelle je crois que nous sommes sur le chemin d’un transhumanisme inéluctable – une nouvelle phase de l’évolution dans laquelle les innovations neuro-actives des technologies et de la biologie modifieront notre neurochimie de façon radicale au point que les futurs êtres humains ne ressembleront plus à ceux du passé et du présent. Les semences de cette transition sont donc dans notre propre nature et dans la programmation en vue d’une satisfaction neurochimique qui est inscrite en nous.  

En outre, avec l’apport des neurosciences, j’ai élaboré auparavant une théorie selon laquelle la nature humaine est fondamentalement émotionnelle, amorale et égoïste. Les êtres humains sont intensément émotionnels et, en fait, beaucoup plus émotionnels que « rationnels ». La prise de décision dans le cerveau dépend fortement de mécanismes neuronaux qui servent aussi de base aux émotions. Les êtres humains sont amoraux dans la mesure où ils ne sont nés ni intrinsèquement moraux ni immoraux. C’est au cours de l’existence que nos idées relatives à ce qui est « bon » ou « mauvais » se développent et c’est pourquoi les circonstances et l’environnement sont cruciaux pour former notre boussole morale. Le cerveau humain est malléable et il en va ainsi, de même, de notre « nature ». Cela ne veut pas dire, cependant, que nous sommes nés entièrement comme des pages blanches. Nous sommes conditionnés dès la naissance d’une manière vitale, qui est de rechercher la survie. Dans ce sens, la nature humaine est une tabula rasa prédisposée, ce qui veut dire que nous avons une prédisposition fondamentale pour la survie et pour les activités qui augmentent nos chances de survie. L’égoïsme humain est étroitement lié à cette prédisposition pour la survie, qui est une forme élémentaire d’égoïsme (la survie du soi). L’égoïsme dicte également la reconnaissance et l’affirmation de soi.  

La manière dont nous utiliserons les technologies pour augmenter nos performances et dont nous dépendrons ne saurait être séparée de ces traits de caractère qui définissent notre nature humaine : l’émotivité, l’amoralité et l’égoïsme. Comme la nature humaine est fragile, très malléable et motivée par la satisfaction neurochimique, elle requiert des paradigmes de gouvernance appropriés et des institutions qui préviennent les excès ; en l’absence de quoi, le bien-être individuel, de même que la coopération au niveau social, sont mis en danger. Nous ne devons pas faire preuve de complaisance à l’égard des « vertus » de la nature humaine ni ne devons supposer que notre rapport aux technologies mises à disposition pour augmenter nos performances sera incité par la « raison » ou par un sens de la mesure qui serait approprié. Au lieu de cela, tout ceci ne sera pas sans risques, dont certains sont existentiels, et qui touchent au cœur même de ce qui nous définit en tant qu’êtres humains. 

Les discussions à l’avenir sur les questions d’éthique soulevées par l’augmentation humaine doivent prendre la nature humaine en considération. Cette approche neuro-philosophique, qui emprunte des observations des neurosciences, peut servir de guide utile pour des discussions importantes concernant l’éthique et les défis en matière de réglementation des substances et des dispositifs visant à améliorer la performance. 

 

Traduit de l'anglaisvoir l’article original

 

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Professor Nayef Al-Rodhan is a philosopher, neuroscientist, and geostrategist. He is Honorary Fellow, St. Antony's College, Oxford University, United Kingdom, Director of GCSP's Geopolitics and Global Futures Department, Switzerland, Senior Research Fellow, Institute of Philosophy, School of Advanced Study, University of London, United Kingdom, Member of the Global Future Council on Frontier Risks at the World Economic Forum, and Fellow of the Royal Society of Arts (FRSA). In 2014, he was voted as one of the Top 30 most influential Neuroscientists in the world, in 2017, he was named amongst the Top 100 geostrategists in the World, and in 2022, he was named as one of the Top 50 influential researchers whose work could shape 21st-century politics and policy.