Avec cette guerre d’attrition, le temps joue en faveur des Ukrainiens
Avec cette guerre d’attrition, le temps joue en faveur des Ukrainiens
Chercheur au Centre de politique de sécurité de Genève, Jean-Marc Rickli analyse l’évolution de la guerre en Ukraine. Les avancées de part et d’autre sont limitées et le bras de fer risque de durer
La progression des forces russes dans le Donbass, désormais l’objectif prioritaire de l’opération spéciale de Vladimir Poutine en Ukraine, est très lente, bien souvent moins d’un kilomètre par jour. Cela se fait au prix d’énormes efforts et parfois de grandes pertes, comme le montrent de récentes images de dizaines de tanks et de véhicules blindés détruits alors qu’ils tentaient de franchir la rivière Donets.
Près d’un mois après le début de la grande offensive russe contre le Donbass, les gains sont donc limités. La prise des villes de Severodonetsk et, surtout plus à l’ouest, de Slovyansk et Kramatorsk, serait significative. Elles permettraient à la Russie de contrôler le Donbass. Mais l’armée russe en est encore loin, car cela impliquerait d’avoir détruit les forces ukrainiennes basées dans le saillant de Kramatorsk.
Plus au nord, l’armée ukrainienne a desserré l’étau autour de la ville de Kharkiv, en partie parce que les forces russes se réarticulent vers le Donbass. Cependant, l’avancée des troupes ukrainiennes jusqu’à la frontière est une victoire opérationnelle importante pour Kiev. Interrogé par Le Temps, le colonel Oleksandr Shakun, l’adjoint du gouverneur de la région de Kharkiv, ne fait pas mystère de l’objectif des forces ukrainiennes: couper l’axe de soutien logistique entre la ville frontalière de Belgorod en Russie et Izioum, tête de pont des opérations russes dans le Donbass. Si les Ukrainiens arrivent à leurs fins, c’est tout l’approvisionnement des troupes russes dans le nord du Donbass qui serait mis en danger.
Le rouleau compresseur russe
Dans le Donbass, la faible progression des troupes russes transforme cette guerre en guerre d’attrition. Cette forme de combat repose sur l’usure des forces ennemies par un déluge de feu puis un grignotage des territoires écrasés par les bombes. Mais, pour que le rouleau compresseur russe continue d’avancer, il faut beaucoup de ressources, à commencer par une quantité énorme de munitions. Selon l’historien militaire Michel Goya, les forces russes dans le Donbass s’appuient sur une capacité d’au moins 100 000 obus par jour.
Au contraire, la guerre de mouvement tentée par Moscou dans la première phase de l’invasion de l’Ukraine visait à prendre de vitesse l’armée ukrainienne. Mais cette offensive éclair a échoué. D’où cette seconde phase qui aboutit à une guerre d’usure, comme lors du premier conflit mondial. L’armée russe se heurte à la forte résistance des forces ukrainiennes qui se sont enterrées et qui reçoivent de plus en plus d’armes de la part des pays occidentaux.
L’effet des sanctions
La guerre d’attrition vise à épuiser l’ennemi et ses ressources. Le vainqueur sera donc celui qui pourra tenir le plus longtemps. Dans ce bras de fer, le soutien logistique est crucial. Avec l’augmentation de l’aide militaire occidentale notamment américaine avec la décision du Congrès mardi d’allouer une aide (civile et militaire) de 40 milliards de dollars à l’Ukraine, le temps joue en faveur des Ukrainiens.
La Russie n’a pas de soutiens extérieurs équivalents et ses réserves en hommes et en matériel ne sont pas illimitées. En effet, Vladimir Poutine n’a pas fait appel aux conscrits et les pertes matérielles sont importantes. De plus, les sanctions contre la Russie l’empêchent d’avoir accès à des technologies clés pour la production d’armes notamment celles de précision. La Russie doit donc puiser dans ses stocks de munitions qui pour certaines datent de l’ère soviétique.
Pour l’emporter, l’armée russe essaie de frapper les lignes de ravitaillement ukrainiennes mais ses capacités sont limitées. Du fait des sanctions, elle doit prendre garde à ne pas épuiser ses stocks de missiles et va donc privilégier les frappes dans la profondeur sur des cibles statiques. De plus, la Russie ne maîtrise toujours pas le ciel ukrainien. C’est pourtant une condition sine qua non de la victoire dans les guerres modernes. Les Ukrainiens sont parvenus notamment à bombarder avec des drones TB2 et des avions SU-27 l’île des Serpents, en Mer Noire et même des entrepôts et des réservoirs d’essence sur le territoire russe. Si l’aviation russe avait la maîtrise du ciel, les Ukrainiens ne pourraient monter de telles opérations.
Un échec stratégique majeur
Presque trois mois après le début de l’invasion, Vladimir Poutine n’a toujours pas de victoire majeure à faire valoir, mis à part ses conquêtes initiales dans le sud de l’Ukraine. Le président russe pourrait consolider politiquement ces gains, par exemple en organisant un référendum sur le rattachement à la Fédération russe de la ville de Kherson, mais ce dernier a déjà été repoussé à plusieurs reprises. Une victoire dans le Donbass est donc cruciale pour Moscou.
A ce manque de résultats tactiques sur le front ukrainien vient s’ajouter un échec stratégique majeur: la Finlande et probablement bientôt la Suède également sont sur le point de rejoindre l’OTAN. La Russie a précisément attaqué l’Ukraine pour prévenir l’extension de l’Alliance militaire atlantique à ses frontières. Or la frontière finlandaise de 1300 kilomètres avec la Russie est presque aussi longue que celle de l’Ukraine.
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Les analyses précédentes sont disponibles ci-dessous :
- Stopper les Russes ou les repousser hors d’Ukraine?, 28 April 2022
- La prise de Marioupol devient pressante pour Vladimir Poutine, 19 April 2022
- L’indignation des Ukrainiens peut être un avantage militaire, 6 April 2022
Dr. Jean-Marc Rickli is the Head of Global and Emerging Risks at the Geneva Centre for Security Policy (GCSP) in Geneva, Switzerland. He is also a research fellow at King’s College London and a non-resident fellow in modern warfare and security at TRENDS Research and Advisory in Abu Dhabi. He is a senior advisor for the AI (Artificial Intelligence) Initiative at the Future Society at Harvard Kennedy School and an expert on autonomous weapons systems for the United Nations in the framework of the Governmental Group of Experts on Lethal Autonomous Weapons Systems (LAWS). He is also a member of The IEEE Global Initiative on Ethics of Autonomous and Intelligent Systems and the co-chair of the NATO Partnership for Peace Consortium on Emerging Security Challenges Working Group.