11 septembre : vingt ans après, la Suisse à la croisée des mondes
11 septembre : vingt ans après, la Suisse à la croisée des mondes
Les ressorts du terrorisme peuvent parfois être cachés, son action se veut, jusqu’à l’explosion de violence qui le caractérise, secrète. Mais il n’est pas inexplicable et ses ressorts ne sont pas incompréhensibles.
Le terrorisme est incarné. Il n’est jamais le résultat d’une quelconque génération spontanée. Il est le fait d’êtres humains agissant dans un milieu donné, selon des modes opératoires précis et en fonction d’objectifs formulés avec plus ou moins de clarté et de cohérence.
Spectaculaire, le terrorisme reste un épiphénomène de l’Histoire. Facteur englobé à l’échelle de l’Humanité, il n’en devient pas moins un thème englobant pour qui s’y attache, en dissèque les manifestations et tente d’en esquisser le futur.
C’est l’un de ces futurs que nous tentons d’esquisser dans une officine discrète de la Berne fédérale, ce mardi 11 septembre 2001, sur le coup des 14h30. J’appartiens alors au bureau du coordinateur des renseignements. Conseiller pour les questions de sécurité intérieure je conduis une réunion de travail interdépartementale, dédiée à la question kurde.
Sur le coup de 15 heures, l’une de nos collaboratrices s’engouffre dans la salle de réunion. Dans un souffle, elle nous annonce qu’un avion vient de s’encastrer dans l’une des tours du World Trade Center de New York. Nous prenons tous note, mais la réunion se poursuit. Les officiers de renseignement, diplomates, analystes pays et policiers présents replongent dans les méandres complexes des groupes kurdes. Cela ne durera pas.
Quelques minutes plus tard, un deuxième avion percute la deuxième tour. Le monde bascule. La salle se vide en un clin d’œil. Chacun rejoint au plus vite sa maison-mère. Par-delà la sidération, nous savons que les questions vont tomber dru. Nous sommes aussi pleinement conscients de nos limites : en dépit de nos fonctions respectives nous n’avons, à ce moment précis, que des hypothèses quant aux auteurs possibles de cet acte inédit.
La délégation de sécurité du Conseil fédéral se réunit quelques heures plus tard. Lorsque Ruth Metzler-Arnold, cheffe du Département fédéral de justice et police, Joseph Deiss, Département fédéral des affaires étrangères et Samuel Schmidt, Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports, pénètrent dans l’immense salle de réunion de l’aile Est du Palais fédéral, les images des tours frappées à mort tournent en boucle sur l’écran qui occupe un pan entier de la salle. L’aéropage de hauts fonctionnaires qui les accueille se veut grave, concentré mais en contrôle.
Dans cette enceinte immense, pour la première fois, est prononcé le mot d’al-Qaïda. Ce n’est encore, certains s’empressent de le souligner, qu’une hypothèse. Alors qu’ils évoquent la mise en alerte des forces aériennes suisses, ces femmes et ces hommes comprennent-ils que la Suisse est, elle-aussi, sur le point de basculer ?
Si l’on avait alors questionné, impromptu, nos concitoyens sur les relations de la Suisse et du terrorisme (sous quelque forme que ce soit), gageons qu’ils auraient été nombreux à manifester une incompréhension certaine ! Et à consulter le récapitulatif, heureusement vide, des opérations terroristes jusqu’alors perpétrées à l’encontre de notre pays ou de ses intérêts directs, il aurait été peu élégant, pour ne pas dire malséant, de leur en vouloir !
Notre pays était alors considéré comme un îlot de sérénité trônant au cœur de l’Europe. Respectueux des équilibres démographiques et des découpages géopolitiques, terroristes, extrémistes et sicaires de toutes obédiences avaient alors la politesse (du moins le pensait-on) de nous épargner autant que faire se pouvait ! De même, lorsque contraintes et forcées, organisations, fractions ou cellules se résolvaient à utiliser notre territoire, elles le faisaient avec parcimonie et discrétion, évitant soigneusement de déborder du cadre légal helvétique tout en concentrant leurs efforts sur des objectifs, des opérations projetés fort loin de nos frontières propres.
Terrorisme et Suisse ? En paraphrasant l’une des répliques de Cyrano de Bergerac on aurait alors pu dire : « Mille petits riens, dont le total ne fait pas une réelle affaire ».
De fait, en matière de terrorisme comme dans bien d’autres domaines, la Suisse a eu ses « vilains », son panthéon de l’ombre. Cadres, animateurs ou membres de réseaux et de cellules ramenant à diverses organisations terroristes ont utilisé et/ou opéré depuis la Suisse : LTTE[1], GIA[2], ASALA[3]… Des noms que l’on a voulu oublier, mais qui tous, appartiennent à l’histoire de notre pays. Car en matière de terrorisme, nous l’avons découvert à nos dépends, l’oubli n’a aucune vertu cathartique, bien au contraire !
Depuis ce 11 septembre 2001, la Suisse s’est peu à peu découverte à la croisée des mondes…
Al-Qaïda n’est pas née en Suisse, et nos banques n’ont pas servi de coffre-fort à la « fortune noire » d’Oussama Ben Laden. Mais nous avons bien accueilli les avoirs d’Ayman al-Zawahiri. Les prestations de roaming des opérateurs suisses ont fait le bonheur des chefs opérations d’al-Qaïda dont Khalid Cheikh Mohammed[4], Abou Musa’b al-Zarqawi[5] ou encore Abdal Rahim al-Nashiri[6]. Plus tard, des jeunes gens partis d’ici ont rallié l’organisation en Somalie, dans les zones tribales du Pakistan. Moezzedine Garsallaoui, mentor de Mohammed Merah est parti de Guin, canton de Fribourg.
Plus près de nous, l’Etat Islamique (EI) a suscité une sérieuse vague de fond en Suisse. Entre 2000 et 2013, notre pays comptabilise une dizaine de « combattants terroristes étrangers ». L’EI en a généré presque dix fois plus. Nous étions une base arrière, pas une cible. Nous sommes aujourd’hui une terre de recrutement, assurément, une cible d’opportunité, irrémédiablement. Et cela n’est hélas pas près de changer…
[1] Liberation Tigers of Tamil Eelam, groupe ayant lutté pour l’indépendance des Tamouls au Sri Lanka.
[2] Groupes Islamiques Armés, mouvance algérienne qui a défrayé la chronique au début des années 90.
[3] L’ Armée secrète arménienne de libération de l'Arménie, qui a conduit une importante campagne terroriste en Suisse dans les années 70-80. A consulter avec les précautions d’usage, ce site donne néanmoins une idée de l’ampleur et de la portée des actions de l’ASALA en Suisse dans la période considérée. Voir http://www.bibliotheque-turque.fr/?Bilan-du-terrorisme-Armenien.
[4] « Cerveau » présumé des attaques du 11 septembre 2001.
[5] Fondateur d’al-Qaïda en Irak et, par extension, de l’Etat Islamique. Un jeune homme parti de Bienne a rallié le groupe d’al-Zarqawi fin 2005.
[6] Coordinateur de l’attaque du navire américain USS COLE au Yémen, le 12 octobre 2000. Al-Nashiri apparaissait dans la première enquête conduite par la PJF contre un réseau d’al-Qaïda en Suisse, l’opération SAUD, 2003.
Jean-Paul Rouiller was born on April 8, 1967 in Saint Maurice, Switzerland. He worked for the Swiss Federal Office of Police (Fedpol) from December 2003 to January 2010, creating the first Counter-terrorism Unit within the Swiss Federal Criminal Police (SFCP). He then developed the structures and concepts of the first counter-terrorism analysis unit of the SFCP (in charge of intelligence collection and risk analysis in the field of counter-terrorism and terrorism).